Geoffrey Bawa – un génie du lieu
D’après David Robson. Textes adaptés et traduits par K. Aguenaou.
Consultez en tout la disposition ou le génie du lieu ; C’est lui qui vous dira s’il faut élever ou précipiter les eaux, se prêter à une cime audacieuse qui menace les cieux, ou disposer un théâtre dans la circonférence d’un vallon. |
Geoffrey Bawa est l’architecte le plus prolifique et influent de Sri Lanka, et l’un des plus importants d’Asie.
Né le 23 juillet 1919 dans ce qui est alors la colonie britannique de Ceylan, Geoffrey Bawa est le fils d’une femme burgher [1] et d’un riche avocat issu d’une famille maure [2]. Son père décède lorsqu'il n'a que quatre ans et il est élevé par sa mère et ses deux vieilles tantes. [3] À 18 ans, il part étudier l’anglais à l’université de Cambridge. Puis, de 1943 à 1944, il poursuit des études de droit à Londres. De retour à Ceylan en 1946, il travaille brièvement dans un cabinet d’avocats de Colombo, mais après la mort de sa mère, il abandonne la profession juridique et part pour un périple de deux ans qui le conduit en Extrême-Orient, aux États-Unis et finalement en Italie, où il envisage un moment de s’installer.
En 1948, alors que Ceylan obtient son indépendance (et deviendra Sri Lanka en 1972), Bawa revient dans son pays et acquiert une plantation d’hévéas à l’abandon située sur un promontoire qui s’avance dans le lac Dedduwa, un bras mort de la rivière Bentota. Il souhaite transformer ce lieu, dénommé Lunuganga [4], en une évocation tropicale d’un jardin à l’italienne.
Lunuganga, l'éden caché du Sri Lanka (Le Monde, 2013)
|
|
En voir plus avec ThreeBlindMen
|
Bawa se rend compte rapidement que ses ambitions sont contrariées par son manque de connaissances techniques. En 1951, il commence alors à travailler comme apprenti architecte auprès d’Herbert Henry Reid, le seul associé survivant du cabinet Edwards, Reid et Begg, fondé à Colombo en 1923. Après la mort de Reid en 1952, Bawa s’inscrit à l’Architectural Association de Londres. Il termine sa formation en 1957, à l’âge de 38 ans.
De retour à Colombo, Bawa reprend ce qui reste du cabinet de Reid et, dans sa quête d’une nouvelle architecture srilankaise, il s’associe avec un artiste, Laki Senanayake, une styliste, Barbara Sansoni, et une créatrice de batiks, Ena de Silva.
En 1959, Ulrik Plesner rejoint le groupe. Ce jeune architecte danois apporte avec lui sa compréhension du design scandinave et son gout des détails, ainsi qu’un intérêt pour les traditions de construction de Sri Lanka. Les deux hommes entretiennent une amitié étroite et leur collaboration dure jusqu’en 1967, lorsque Plesner rentre en Europe. Bawa est ensuite rejoint par l’ingénieur srilankais K. Poologasundram, qui restera son partenaire pour les vingt prochaines années.
Sur la collaboration entre Plesner et Bawa, lire : Under Sri Lanka’s Big Roof (The New York Review of Books, 2013)
|
À la fin des années 1950, Bawa acquiert une rangée de quatre pavillons minuscules dans une ruelle étroite de Colombo, la 33rd Lane. Il commence à les convertir, un par un, en une maison unique, pour en faire son pied-à-terre dans la capitale. Ce projet lui permet de démontrer sa capacité à rassembler des éléments d’époques et de lieux différents afin de créer un ensemble nouveau et original. Au fil des années, Bawa crée un dédale paisible de cours, de loggias et de vérandas. Il y a des pièces sans toit, des toits sans murs, des pergolas, des treillis, des bassins et des fontaines. Enfin, il surmonte le tout d’une tour moderniste blanche, en écho à la maison Citrohan du Corbusier, qui tel un périscope, permet d’apercevoir l’océan indien par-delà le brouhaha des toitures voisines. Il utilise cette maison comme son laboratoire de l’espace où il expérimente une scénographie architecturale et des jeux d’ombres et de lumières.
|
En voir plus avec ThreeBlindMen
|
Bawa sera connu principalement comme l’architecte de l’habitat individuel et des hôtels. Mais le carnet de commandes de Bawa comprend également des bâtiments publics, culturels, sacrés, commerciaux et éducatifs, et dans chacun de ces domaines, il pose les bases de nouveaux standards. Ses premières expériences dans ce qui est connu comme le modernisme tropical sont tempérées par un intérêt croissant pour l’architecture et les matériaux de construction traditionnels de Sri Lanka. L’emploi de matériaux locaux est également contraint par les restrictions d’importation et d’usage de matériaux couteux comme le verre et l’acier.
Tout au long de sa longue histoire, Sri Lanka a été soumis à de fortes influences extérieures, que ce soit de ses voisins indiens, des commerçants arabes ou des colons européens. Pour Bawa, toute architecture du passé donne des leçons. Dans un article du Times of Ceylon Annual paru en 1958, il écrit : « Dans mes recherches personnelles, j’ai toujours regardé vers le passé pour l’aide que des réponses architecturales précédentes peuvent apporter. […] Je préfère considérer toute la bonne architecture du passé construite à Ceylan pour ce qu’elle est : une bonne architecture de Ceylan, peu importe qu’elle soit néerlandaise, portugaise, indienne, singhalaise ancienne, kandyenne, ou encore issue du colonialisme britannique, car tous les exemples de ces périodes ont pris avant tout Ceylan en considération. » [5]
L’architecture de Bawa est un mélange subtil de moderne et de traditionnel, d’oriental et d’occidental, de formel et de pittoresque. En brisant les barrières entre l’intérieur et l’extérieur, entre le bâtiment et le paysage, il offre un modèle pour une nouvelle façon de vivre et de travailler dans une ville tropicale.
Durant plus d’un siècle, l’architecture domestique srilankaise a été dominée par les modèles britanniques. Les dispositions traditionnelles autour d’une cour intérieure ont été largement ignorées et oubliées, le pavillon britannique typique étant une villa occupant le centre d’un vaste jardin.
Cependant, dans les années 1960, la population de Sri Lanka croit rapidement. D’une cité-jardin verdoyante, Colombo se mue en une métropole asiatique moderne et grouillante. Les terrains vacants se font de plus en plus rares et le rétrécissement des parcelles révèle alors les limites du pavillon britannique. Sur de petites superficies, il ne peut assurer ni vie privée ni ventilation naturelle.
Avec la maison construite pour Ena de Silva en 1962, Bawa offre une solution de rechange au pavillon colonial traditionnel. La maison est introvertie autour d’un vide ; les pièces tournent le dos au monde extérieur et se concentrent sur une grande cour centrale, la meda midula, inspirée aussi bien des atriums de la Rome antique que des manoirs kandyens.
En lire plus sur la maison d'Ena de Silva
|
Construit entre 1967 et 1969, le Bentota Beach Hotel est l’une des œuvres les plus importantes de Geoffrey Bawa. Il s'agit sans aucun doute du premier hôtel d’Asie à offrir une alternative aux banalités de l’architecture hôtelière occidentale. Ce bâtiment en accord avec le lieu et le climat rappelle l’atmosphère des manoirs kandyens mais l’organisation des pièces autour d’une cour commune semble emprunter au couvent de la Tourette du Corbusier. Le Bentota Beach Hotel sera une source d’inspiration pour les hôtels de ce type qui suivront.
|
Les élections de 1970 qui portent au pouvoir une coalition de gauche marquent le début d’une période de restrictions économiques et d’incertitude à Sri Lanka. Bawa se sent brusquement inquiet quant à son avenir et envisage même d’émigrer. Il commence à chercher du travail à l’étranger et, en 1971, il ouvre un bureau à Madras (aujourd’hui Chennai, au Tamil Nadu) suite à une commande pour l’extension de l’hôtel Connemara. Il en découle d’autres projets, dont la conception d’un club du personnel dans une banlieue de Madurai (Tamil Nadu). Pendant cette période, Bawa convertit également une usine sucrière à l’ile Maurice en un lieu de détente et dessine un ensemble de villas à Batu Jimbar, à la pointe sud de Bali.
En 1977, l’United National Party revient au pouvoir et s’engage à rétablir une économie de libre marché. En 1979, dans le cadre d’une vague massive de projets de développement, le président Jayawardene charge Bawa de concevoir le nouvel édifice du parlement de Sri Lanka, à Kotte, à la périphérie de Colombo. Bawa a carte blanche mais à la condition que le projet soit achevé à temps pour une ouverture officielle en 1982.
K. Poologasundram prend en charge la gestion du projet et, à sa suggestion, la construction est confiée à la firme japonaise Mitsui qui avait bâti le pavillon de Ceylan lors de l’exposition universelle de 1970 à Osaka. Une équipe dédiée d’architectes est constituée sous la direction de Vasantha Chandraratne Jacobsen, l’assistante principale de Bawa. Plus de cinq mille dessins seront produits, bien plus qu’à l’époque du Bentota Beach Hotel.
À la suggestion de Bawa, le site marécageux est dragué afin de créer un ilot au centre d’un vaste lac artificiel, symbolisant les grands travaux d’irrigation de la période classique. Vue de loin, la composition asymétrique de pavillons aux toits cuivrés semble flotter au-dessus de terrasses étagées qui se dressent hors de l’eau, créant un effet à la fois subtil et majestueux. Il y a des références à l’architecture monastique classique srilankaise, aux temples de Kandy et à l’architecture des palais du Kerala, mais aucune n’est copie, et le résultat est tout à fait dans l’esprit contemporain.
Un élément immuable est le toit. Bouclier indispensable, il est la pierre angulaire de l’esthétique quelle que soit la période, quel que soit le lieu. Souvent, un bâtiment est uniquement un toit, des piliers et des sols – le toit dominant, protégeant et donnant la satisfaction d’un abri ; omniprésent, prégnant, d’une ampleur ou d’une forme façonnées par le bâtiment qu’il surplombe. Le toit – par sa forme, sa texture et sa proportion – est le facteur visuel le plus fort. (Geoffrey Bawa) [6] |
La salle principale est basée sur le modèle de Westminster : les membres du gouvernement et de l’opposition se font face de chaque côté de l’axe du siège du président de l’assemblée, sous un lustre de feuilles de palmier argentées suspendu à un plafond en forme de tente, étincelant de carreaux métalliques.
|
En voir plus avec Sebastian Posingis
|
Le nouveau parlement est inauguré en avril 1982 sur fond de montée des tensions intercommunautaires. La plaque commémorative indique ironiquement que les architectes sont « Edwards, Reid et Begg », ajoutant, presque accessoirement, les noms de Geoffrey Bawa, K. Poologasundram et Vasantha Chandraratne Jacobsen, un Maure-Burgher, un Tamoul de Jaffna et une Singhalaise bouddhiste.
La commande pour un nouveau campus universitaire arrive en avril 1979, peu de temps après celle du nouveau parlement. Bawa et ses collègues se trouvent soudainement à devoir gérer deux immenses projets simultanément, chacun portant sur plus de 40 000 m² de bâtiments.
|
En voir plus avec Sebastian Posingis
|
Le projet de la nouvelle université de Ruhunu, située sur la côte sud de Sri Lanka, à proximité de Matara, occupe l’équipe de Bawa une grande partie des années 1980. Pavillons, loggias, cours et terrasses sont agencés parmi des collines rocheuses avec ingéniosité, démontrant la remarquable maitrise de l’architecte à fusionner bâtiment et paysage. Le résultat est un campus moderne, vaste en taille mais à échelle humaine.
Dans ce pays, nous avons une merveilleuse tradition de construction qui s’est perdue. Elle s’est perdue car les gens ont suivi les influences extérieures au détriment de leur propre bon sens. Ils n’ont plus construit directement « à travers » le paysage... Vous devez travailler avec le lieu ; après tout, vous ne voulez pas que le bâtiment repousse la nature. (Geoffrey Bawa) [7] |
Lorsque Bawa ferme son cabinet à la fin des années 1980, il est communément admis qu’il prendra sa retraite à Lunuganga, à contempler son jardin. Cependant, en 1990, en travaillant de sa maison de Colombo, il commence à produire un flot continu de nouveaux projets avec un petit groupe de jeunes architectes. En 1996, il termine l’hôtel Kandalama, véritable belvédère d’où contempler la forêt, les montagnes, un ancien réservoir, et au loin, la citadelle de Sigiriya.
|
En voir plus avec ThreeBlindMen
|
L’année suivante, son design minimaliste pour une maison sur les falaises à Mirissa étonne les critiques. Ici, chambres et pièces de services sont placées sous un plancher surélevé, tandis qu’une terrasse métallique légère flotte sur un ensemble de minces colonnes de béton pour créer, parmi les cocotiers, une loggia simple et ouverte sur les côtés.
|
En voir plus avec Sebastian Posingis
|
Deux propriétés personnelles de Bawa permettent d’appréhender son travail : le jardin à Lunuganga qu’il a modelé pendant près de 50 ans, et sa maison de Colombo. Les deux fonctionnent comme des opposés complémentaires. La maison de ville est un havre de paix, tournant le dos à une ville de plus en plus effervescente et hostile ; en revanche, Lunuganga est une retraite éloignée, défiant l’océan à l’ouest et les collines à l’est, réduisant une nature farouche en une série bien définie de pièces extérieures.
Que l’on bâtisse, ou que l’on plante des parcs et des jardins, quelque dessin que l’on veuille tracer, soit que l’on forme des colonnades ou que l’on élève des arcades, que l’on fasse des terrasses ou que l’on pratique des grottes, on ne doit jamais oublier la nature ; il faut la traiter comme une belle modeste, en couvrir la nudité sans la surcharger d’ornements, et n’en point découvrir toutes les grâces ; car la moitié de l’habileté consiste à savoir les cacher avec décence. Celui-là seul atteint au comble de l’art qui sait mélanger agréablement, surprendre, varier, unir avec gout toutes les extrémités, et les dérober à la vue. |
En 1998, Bawa fait une attaque qui le laisse paralysé et incapable de parler. Il décède le 27 mai 2003.
Geoffrey Bawa a exercé une influence considérable sur l’architecture post-indépendance et il a marqué des générations successives de jeunes architectes, au delà des frontières de Sri Lanka.
Geoffrey Bawa a reçu le prix spécial Aga Khan d’architecture en 2001. ※
Références
|
Notes
|
|
[1] La communauté burgher est composée de descendants métissés des colons européens.
[2] Les Maures srilankais (communément appelés musulmans à Sri Lanka) forment le troisième plus important groupe ethnique de Sri Lanka, avec 8% de la population totale du pays. Lointains descendants de marchands arabes installés sur l’ile entre le 8e et le 15e siècle, ils parlent aujourd’hui principalement le tamoul et ils sont musulmans pour la plupart.
[3] Geoffrey Bawa a un frère aîné, Bevis Bawa (1909 – 1992) qui deviendra un célèbre architecte paysagiste. Son père, Benjamin William Bawa (1865 – 1923) est un avocat, solliciteur général par intérim de Ceylan et secrétaire privé du gouverneur de Ceylan. Il épouse en 1908 Bertha Marion Campbell Schrader (1876 – 1946), une Burgher aux origines allemande, écossaise et singhalaise. Benjamin William Bawa est le fils aîné d’Ahamadu Bawa, un proctor (fondé de pouvoir) maure de l’ancien port arabe de Beruwala. Parti à Londres en 1863 afin de terminer ses études de droit, il y épouse Georgina Matilda Ablett, une Anglaise d’origine huguenote.
[4] Rivière salée en singhalais.
[5] « In my personal search I have always looked to the past for the help that previous answers can give. By the past I mean all of the past, from Anuradhapura to the latest finished building in Colombo, from Polonnaruwa to the present — the whole range of effort, peaks of beauty and simplicity and deep valleys of pretension. I prefer to consider all past good architecture in Ceylon as just that— as good Ceylon architecture, for that is what it is, not Dutch or Portuguese or Indian, or early Sinhalese or Kandyan or British colonial, for all examples of these periods have taken Ceylon into first account. »
[6] « One unchanging element is the roof – protective, emphatic and all-important – governing the aesthetic whatever the period, whatever the place. Often a building is only a roof, columns and floors – the roof dominant, shielding, giving the contentment of shelter. Ubiquitous, pervasively present, the scale or pattern shaped by the building beneath. The roof, its shape, texture and proportion, is the strongest visual factor. »
[7] « We have a marvellous tradition of building in this country that has got lost. It got lost because people followed outside influences over their own good instincts. They never built right “through” the landscape... You must “run” with the site; after all, you don’t want to push nature out with the building. »
|