Aux origines du culte de Kannaki — Pattini : Le Roman de l'anneau
Extrait de l'article de Gilles Tarabout (2011) «Anneaux en bronze, cultes de possession, et le récit de Chaste Épouse en Inde du Sud. Question d'interprétation», in Fabienne Wateau (dir.), Profils d'objets. Approches d'anthropologues et d'archéologues (Colloques de la Maison René Ginouvès n°7), Paris, De Boccard, pp.45-54.
|
Le Roman de l'anneau est un ensemble de textes oraux et écrits concernant l'épopée d'une héroïne, Kannaki, et sa divinisation finale comme Chaste Épouse, Pattini. L'une des versions écrites, le Cilappatikāram (சிலப்பதிகாரம்), rédigée en tamoul ancien probablement entre le Ve et le VIIIe siècle de notre ère, a connu une large diffusion et a été traduite en plusieurs langues : le poème a été publié en français sous le titre Le Roman de l'anneau [1]. Attribué au Prince Iḷaṅkō Aṭikaḷ (இளங்கோ அடிகள்), de la dynastie Chera [2], il propose une mise en forme d'un fond légendaire préexistant, remontant sans doute au début de notre ère. Le canevas en est le suivant.
Dans le port de Puhar, au pays tamoul, Kannaki épouse Kovalan, de caste marchande. Tous deux vivent plusieurs années unis et heureux. Mais Kovalan tombe amoureux d'une jeune danseuse, Madhavi, dont le talent lui avait valu, dès l'âge de douze ans, de montrer sa danse «au roi régnant qui portait aux chevilles le lourd bracelet des héros». Kovalan quitte Kannaki, mais ayant dilapidé sa fortune, désillusionné, il retourne auprès d'elle. Kannaki lui fait alors don de ses anneaux d'or de cheville, cilampu, afin qu'il puisse en tirer de l'argent. Ils partent tous deux aussitôt pour la ville de Madurai, capitale du puissant roi Pandya. Une fois arrivé, Kovalan approche un orfèvre sans se douter de la fourberie de ce dernier, et lui confie l'un des anneaux. Cet orfèvre avait dérobé un cilampu d'aspect très semblable, qui appartenait à la reine. Il se rend au palais et accuse faussement Kovalan du larcin. Le roi envoie ses soldats arrêter Kovalan, et l'un d'eux le transperce de son épée. Kannaki, apprend la nouvelle, s'effondre de douleur puis, furieuse, se saisit du cilampu qui lui restait. Le texte évoque le changement qui s'opère: «Une nouvelle et puissante déesse est apparue devant nos yeux, et dans ses mains elle portait un anneau de cheville fait d'or pur.» Elle se rend au palais royal, et le portier annonce au roi «une créature remplie d'une furie sauvage. Elle semble enflée par la rage. Elle a perdu quelqu'un et se tient à la porte un anneau de cheville en or entre ses mains». En présence du roi, Kannaki prouve l'erreur que celui-ci a commise : tandis que le cilampu de la reine était rempli de perles, celui de Kannaki l'était de pierres précieuses. Elle le casse pour le montrer, l'un des joyaux saute au visage du roi. Comprenant que par son injustice il a failli à son devoir de protecteur du royaume, il tombe sans vie. « J'ai vu avec terreur Kannaki des larmes ruisselant de ses yeux rouges tenant dans sa main l'anneau sans pareil, son corps presque sans vie, ses cheveux défaits ressemblant à de sombres forêts.» Puis Kannaki maudit la ville de Madurai en s'arrachant et en lançant son sein gauche. La cité disparaît dans les flammes et la fumée. Kannaki devient une déesse, celle de la Fidélité «qui ne connaît d'autres Dieux que son époux,» et gagne le ciel sur un char divin, accompagnée de Kovalan, heureuse.
[1] Adigal, Prince Ilangô (1961), Le Roman de l’Anneau. Traduit du tamoul par Daniélou A. et Desikan R. S., Paris, Gallimard-Unesco.
L'intitulé même du poème, Cilappatikāram (= cilampu + atikāram) renvoie au rôle pivot, dans l'histoire, des anneaux de cheville cilampu. [2] Le monde tamoul ancien est traditionnellement partagé entre trois royaumes, celui des Chola à l'Est, celui des Pandya, avec pour capitale Madurai, et à l'Ouest, celui des Chera (région correspondant à l'actuel Kerala). Ce n'est que plus tardivement que s'y ajoute le royaume des Pallava, centré sur la région de Cennai (Madras). À l'époque du Cilappatikaram, le tamoul est la langue de culture de l'ensemble de la partie méridionale de la péninsule. |
Pour en savoir plus
- Gilles Tarabout (2011) «Anneaux en bronze, cultes de possession, et le récit de Chaste Épouse en Inde du Sud. Question d'interprétation», in Fabienne Wateau (dir.), Profils d'objets. Approches d'anthropologues et d'archéologues (Colloques de la Maison René Ginouvès n°7), Paris, De Boccard, pp.45-54.
- Sharni Jayawardena (photographe) et Malathi de Alwis (anthropologue), Invoking the goddess
- Amal Hewavissenti, Silappadigaram and birth of Pattini worship, Sunday Observer, 2 janvier 2011
- Aryadasa Ratnasinghe, Divinity of chastity - The Pattini cult, Daily News, 22 septembre 2004