Enfermé et marginalisé
Nous sommes au début des années 40. Colombo, capitale de Ceylan (future Sri Lanka), se prépare à la Deuxième Guerre mondiale. Manger normalement ne va plus de soi. L'inquiétude et la peur règnent.
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Article publié dans le magazine de FairMaid,
Sur place, n° 203 | août 2013 www.fairmaid.ch | www.fairmedsrilanka.org |
Edward Alwis est également soucieux. On le conduit vers une destination hautement redoutée à l'époque. Mis au secret dans une charrette à bœufs recouverte de plaques de bois, assombries et peintes en noir, il roule ainsi dans les rues poussiéreuses de la ville. Une croix rouge est apposée à l'extérieur du véhicule, pour informer les passants du genre de transport dont il s'agit. Une cloche, étroitement attachée autour du cou du bœuf, alerte en outre les gens quant au chargement humain à l'intérieur de la charrette, dont Edward constitue toutefois l'unique « fret » en cette journée. « Je pouvais entendre le tintement rythmé de la cloche tandis que la voiture laissait Colombo derrière elle et continuait vers un lieu à plusieurs heures de route », se souvient Edward. Il s'abandonne à l'obscurité et à la solitude. Vers la fin de l'après-midi, la charrette atteint Hendala, une petite ville en dehors des limites urbaines de Colombo, dont elle est symboliquement séparée par le fleuve Kelani.
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Exclu et reclus
Edward n'a que 14 ans quand le diagnostic tombe : lèpre. Visitant l'école pour vacciner les élèves contre la variole, l'inspecteur sanitaire remarque les taches claires sur sa peau : symptôme de la lèpre. Rapidement confirmée, cette découverte a des effets majeurs sur la vie d'Edward : il est renvoyé de l'école et ses voisins cessent de fréquenter sa famille. Bien qu'étant en âge de se marier, sa sœur aînée se voit refuser le mariage parce que son jeune frère est atteint de lèpre. Ressentant indirectement une vive culpabilité, Edward est frustré et las de sa propre vie : « Je ne voyais pas d'autre issue que de donner suite aux consignes de l'inspecteur sanitaire, et d'entamer le voyage vers Hendala ».
Sous bonne garde
Située à l'extérieur de Colombo, Hendala est une petite localité abritant la plus ancienne léproserie de Ceylan (Sri Lanka aujourd'hui), construite en 1708 par les Néerlandais. Quand Edward y arrive en 1943, quelque 900 personnes y vivent, hommes, femmes et enfants. Un gros mur entoure le terrain. Les bâtiments des hommes et des femmes sont séparés les uns des autres par une haute clôture métallique. Le site comporte en outre un poste de police, avec dix policiers surveillant quotidiennement quatre lieux stratégiques. « Notre léproserie était l'endroit le mieux gardé de tout Hendala », raconte Edward en riant, « pas pour que personne n'y entre, mais pour que personne n'en sorte. » En ces années 1940, et de guerre particulièrement, la pénurie de denrées alimentaires est omniprésente. Les « pensionnaires », sustentés par trois maigres repas quotidiens composés de pain et de dahl (un plat de lentilles) dilué, souffrent de malnutrition. Ils ne disposent encore d'aucun médicament pour traiter leur maladie. Divers expédients sont tentés pour combattre la lèpre. Ainsi Edward se souvient-il de douloureuses injections d'une huile importée depuis l'Inde, un traitement que les pensionnaires n'ont plus accepté après la guerre. « Nous nous sommes évadés », raconte Edward d'un air mi-figue mi-raisin. « Mais la police nous a rattrapés et après trois jours de cellule, je me suis de nouveau retrouvé à Hendala. »
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Changements de grande ampleur
Au milieu des années 1950, la situation des personnes atteintes de la lèpre se modifie lentement, au rythme de divers changements sociopolitiques dans tout Ceylan. Les patients de la léproserie de Hendala obtiennent le droit de vote et d'élection. La léproserie évolue pour devenir un hôpital, le gouvernement considérant toujours davantage cette institution comme un établissement hospitalier à part entière. Les patients présentant des taches cutanées, mais chez lesquels la maladie ne s'est pas encore déclarée, sont autorisés à retourner chez eux. C'est ainsi qu'Edward peut enfin quitter l'hôpital, après douze ans. À son retour dans sa famille toutefois, il n'est pas le bienvenu.
Séquelles insidieuses
En sus de la stigmatisation, les conséquences physiques de la maladie sont sévères, suite au dépérissement complet des nerfs dans ses mains et ses jambes. « Circulant un jour à moto avec un ami, je n'ai pas remarqué qu'une large surface de ma jambe, au contact du pot d'échappement échauffé, avait brûlé », explique Edward. Il en résulte une grave infection. Ses mains sont également atteintes, la mort des nerfs y empêchant tous mouvements et stimulations. Ainsi Edward observe-t-il comment ses doigts s'altèrent avec le temps, ses deux mains se recroquevillant telles des serres (griffe cubitale). La préhension devient de plus en plus difficile. « Avec une telle infirmité, trouver un travail était impossible », indique Edward. Contraint de retourner à l'hôpital de Hendala, il y retrouve les autres patients, devenus ses amis au fil des douze années écoulées. On lui prescrit du lamprène et de la dapsone, deux des trois antibiotiques employés aujourd'hui encore dans la thérapie combinée de lutte contre la lèpre.
Patient de longue date
Edward est aujourd'hui le patient comptant le plus grand nombre d'années de « pension » à l'hôpital de Hendala. Il y a vécu de nombreuses mutations, à l'intérieur même de l'hôpital comme à l'extérieur. Il a pu observer comment les réactions des gens face à la lèpre ont évolué au cours des ans, a vu l'amélioration constante des traitements contre la lèpre et a pu assister à la transformation de cette léproserie à l'origine en authentique hôpital.
Voix des patients
Dans ce nouveau climat hospitalier positif, Edward s'est aussi trouvé une occupation adaptée : ses longues années d'expérience involontaire de la lèpre lui ont valu d'être choisi comme porte-parole officiel des patients de Hendala. Il attire constamment l'attention sur le fait que nombre de patients n'ont nulle part où retourner, et se sentent victimes d'un cruel passé. Il rappelle aux pouvoirs publics que les patients, même s'ils ne sont plus porteurs de l'agent pathogène de la lèpre, n'en ont pas moins des besoins en matière de santé. Il s'implique en faveur d'un hôpital ouvert, et souhaite que lui-même comme les autres anciens patients soient entendus dans leurs aspirations.
Désirs modestes
Edward nous le rappelle : « Pendant longtemps, ces gens ont été exclus de la société. La plupart d'entre eux n'ont ni amis ni proches parents qui pourraient s'occuper d'eux après un séjour à l'hôpital. La notion d'intimité n'existe pas pour ces infortunés. Certains ont des enfants, qui les ont abandonnés depuis longtemps. D'autres ont des conjoints auxquels ils sont devenus indifférents, et beaucoup conservent des plaies qui ne guériront jamais correctement ». Cinquante-deux de ces malheureux, des hommes handicapés principalement, vivent encore à Hendala. Leurs désirs sont modestes : « Aidez-nous à trouver des chaussures adaptées à nos pieds imparfaits, donnez-nous des collyres pour que nos yeux ne sèchent pas », nous demande humblement Edward, avançant à côté de nous dans son fauteuil roulant. Et d'ajouter : « Je souhaiterais un chemin praticable entre les bâtiments, pour être autonome dans mes déplacements quand je rends visite à mes amis dans les autres immeubles de l'hôpital ». ※
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Reportage de Ross Velton sur la DW
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