« Une architecte asiatique » :
Minnette de Silva et sa conception du modernisme tropical
Pelican Bomb, 29 novembre 2017
Traduction de l'article paru sur Pelican Bomb :
“Asian Woman Architect”: Minnette de Silva’s Vision of Tropical Modernism
“Asian Woman Architect”: Minnette de Silva’s Vision of Tropical Modernism
Emily Nonko revient sur la carrière de l'architecte Minnette de Silva, dont les créations ont ouvert la voie à ce que l'on appelle aujourd'hui le modernisme tropical.
Minnette de Silva aimait à se qualifier comme « une femme architecte asiatique », à une époque où il n'y en avait pas. C'était dans les années quarante, à Sri Lanka. De Silva était sur le point d'ouvrir la voie à un style architectural désormais appelé modernisme tropical. Aujourd'hui, ce terme évoque de splendides maisons de vacances qui mêlent architecture moderne et nature paradisiaque. « C'est devenu un terme fourre-tout, une façon facile de décrire un style d'architecture chic dans des lieux exotiques, » explique Iain Jackson, professeur à la Liverpool School of Architecture. Mais cette esthétique séduisante et onéreuse prend ses racines dans un style plus humble et radical, dans les régions tropicales autrefois dominées par l'architecture coloniale britannique.
Sri Lanka a été l'un de ces lieux, après avoir obtenu son indépendance de l'Empire britannique en 1948. Geoffrey Bawa, considéré par beaucoup comme l'architecte le plus important de Sri Lanka, est reconnu pour être l'un des pères fondateurs du modernisme tropical. Mais selon les écrits de l'architecte David Robson, Bawa a été fortement influencé par les créations et les idées de Minnette de Silva. Après l'indépendance de Sri Lanka, elle fut l'une des premières à s'impliquer – à travers l'architecture – contre les effets du colonialisme et pour l'artisanat et la culture locale.
De plus, son utilisation du terme régionalisme est antérieure de près d'un quart de siècle à celui des historiens internationaux. «Minnette de Silva offrait une alternative au carcan intellectuel du modernisme international en démontrant qu'un bâtiment pouvait être moderne et de son temps tout en tenant compte de l'environnement et de la tradition, écrit Robson. Mais c'était une femme d'un lieu reculé du globe que personne n'écoutait. » En effet, l'architecture a été traditionnellement une voie professionnelle fermée aux femmes, et le secteur reste limité dans sa diversité, tant en terme de genre que d'origine ethnique.
De Silva est née en 1918 à Kandy. Son père, George E. de Silva, était une figure majeure du mouvement anticolonial, et Agnes Nell, sa mère, une militante du suffrage universel qui luttait pour la préservation de l'artisanat et des arts traditionnels. Minnette de Silva a fait ses études en Angleterre avant de revenir à Sri Lanka en 1929. Lorsqu'elle a décidé de poursuivre des études d'architecture – une décision « sans précédent pour une femme de son milieu, » écrit Robson – il était clair que cela ne pouvait se faire dans son pays d'origine. Empêchée de suivre une formation à Colombo, elle persuada son père de la laisser partir à Bombay afin d'étudier dans une école d'architecture privée.
Étudiante à l'Architectural Association (AA) School of Architecture de Londres de 1945 à 1948, Minnette de Silva devint la première femme asiatique à être élue membre du Royal Institute of British Architects (RIBA). Elle obtint sa première commande à Kandy, concevant une maison sur une colline au-dessus du lac de Kandy.
Pour ce projet, elle a adopté un style de constructions moderne : des colonnes de béton, des charpentes en fermettes et des briques de verre. Elle a également employé des matériaux plus traditionnels comme les gravats, la brique et le bois, tout en incorporant l'artisanat local – laque, tissage, tuiles de terre cuite – ainsi que les œuvres d'artistes srilankais. Il était alors clair que la pratique architecturale de Minnette de Silva continuerait à s'attaquer aux questions culturelles et politiques plus larges touchant son pays nouvellement indépendant. Elle voulait puiser dans les ressources culturelles, historiques et intellectuelles traditionnelles de Sri Lanka, sans rejeter les nouvelles influences technologiques de l'Europe occidentale et des États-Unis. Dès 1950, elle avait forgé l'expression « architecture régionale moderne des tropiques » pour désigner ce qu'elle s'efforçait d'accomplir.
En établissant leurs colonies à travers le monde, les Britanniques ont laissé dans leur sillage une architecture coloniale caractéristique, connue pour son formalisme et basée sur des constructions rigoureusement symétriques sans égard aux traditions artistiques autochtones. « Aux Caraïbes, explique Iain Jackson, les ingénieurs considéraient les tropiques comme des endroits hostiles, agressifs et insalubres. Ils baignaient dans des préjugés raciaux et ils avaient une aversion pour les conditions coloniales dans lesquelles ils travaillaient. » Dans ces régions, la construction de bungalows, de casernes militaires et de logements ouvriers « était inextricablement liée aux discours médicaux et raciaux, à la biopolitique et à l'économie politique coloniale », selon un article de l'architecte Jiat-Hwee Chang et de l'historien d'art Anthony D. King. La carrière de Minnette de Silva s'inscrivait dans un important mouvement visant à aider Sri Lanka à se doter d'une identité propre, éloignée de l'héritage colonial – un changement qui trouva un écho à l'échelle internationale.
Le modernisme tropical – en réponse à la négation des populations locales, des coutumes et des lieux par l'architecture coloniale – s'est implanté non seulement à Sri Lanka, mais aussi en Afrique, en Inde, dans les Caraïbes et au Moyen-Orient. Selon Jackson, le modernisme était un style modèle, car présumé plus neutre. Le modernisme tropical, dit-il, « s'est emparé du modernisme et de ses lignes épurées, ainsi que de sa neutralité supposée, puis il a essayé de l'adapter. »
Certes, Minnette de Silva et son homologue Geoffrey Bawa ont tous deux étudié en Europe, parcourant le monde, de Bombay à Paris et Hong Kong. Aussi, selon Jackson, « il est difficile de dire si leur style était directement opposé à l'architecture coloniale, ou si ces deux architectes faisaient partie d'une d'élite qui essayait également de proposer une architecture modernisatrice au reste du monde. » De Silva a aussi entretenu une relation étroite avec Le Corbusier dont l'œuvre a fortement influencé son propre travail. « Mais il y avait toujours un rejet du style impérial classique, dit Jackson. Les personnes comme Minnette de Silva recherchaient une architecture du lieu, une authenticité ou un style qui correspondaient aux situations locales. »
De Silva a beaucoup écrit sur ses tentatives d'initier une démarche de création qui reflète au mieux la culture srilankaise. « Dans notre tradition, il y a toujours eu une relation étroite et symbiotique entre l'architecture et l'environnement, » note-t-elle dans un ambitieux essai qu'elle a commencé à écrire dans les années 1960, intitulé A Comparative History of South and South East Asian Architecture. De cet ouvrage, elle affirme que son objectif est de réaliser une étude sur « toutes les formes d'urbanisme, de conception populaire, d'artisanat, etc. avec des recherches sur l'influence de l'histoire, du climat, de la géographie, de l'économie et de la culture sur cette architecture. » Bien que cette œuvre n'ait jamais été achevée, l'historien de l'architecture Tariq Jazeel, dans son livre Sacred Modernity: Nature, Environment and the Postcolonial Geographies of Sri Lankan Nationhood, considérait la démarche de Minnette de Silva comme « un remède aux brutales irruptions du colonialisme dans la construction d'une identité et d'une détermination nationales. »
Alors qu'elle continuait à exercer durant la seconde moitié du XXe siècle, Minnette de Silva a conçu des maisons dans un modernisme célébrant le soleil, la lumière et l'espace, permettant à l'abondante nature d'entrer dans la maison. Au milieu des années 1980, elle a été chargée de réaliser le Kandyan Art Association Centenary Cultural Centre. Elle a aménagé le site tel un village kandyen, utilisant des matériaux naturels comme la pierre, le bois et les rochers. Des artisans locaux – dont des femmes – ont été embauchés pour la construction. Le résultat est un bâtiment en brique trapu comportant un perron à colonnes aéré, surmonté d'un toit en bois géométrique.
Le livre rédigé par Minnette de Silva, The Life and Work of an Asian Woman Architect, demeure l'aperçu le plus complet sur son influente carrière. Il s'agit à la fois d'un album autobiographique, d'un résumé de son parcours professionnel, d'une monographie architecturale et d'une histoire amateur de Sri Lanka. Elle n'a jamais reçu de reconnaissance internationale pour sa carrière, ce que l'historienne de l'architecture Anooradha Iyer Siddiqi qualifie « d'effacement de l'œuvre de Minnette de Silva d'un répertoire mondial de l'architecture moderne. » Elle ajoute que cela est « dû en partie à la destruction ou à la dégradation de ses réalisation srilankaises composant un portefeuille architectural encore méconnu ; mais également à son occultation dans des publications mettant en avant des pairs sud-asiatiques dont le travail est plus assimilable par des acteurs européens, masculins ou chauvins. »
La maison et l'atelier de Minnette de Silva étaient situés sur un escarpement à Kandy, au milieu d'une nature exubérante, toujours ouverts à ses amis et à ses collègues. Au cours des dernières années de sa vie – elle est décédée sans le sou en 1998 –, ces deux lieux ont commencé à se détériorer à mesure que la nature reprenait le dessus. Après une vie à équilibrer le paysage naturel avec le milieu bâti, Minnette de Silva a laissé la nature s'installer, des arbres poussant à travers les treillis ouverts, des singes et des insectes envahissant les pièces remplies de plans, d'œuvres d'art et de souvenirs.
Le modernisme architectural, bien sûr, lui a survécu. L'idée d'une architecture adaptée au site et respectueuse de l'environnement a gagné également en popularité à mesure que l'empreinte environnementale de l'humanité devenait préoccupante. De Silva n'a peut-être pas été pleinement reconnue pour avoir ouvert la voie, mais son travail a permis quelque chose de complètement nouveau, quelque chose de libre, dans son pays natal, et qui a trouvé un écho dans le monde entier. C'était, explique Jazeel, « ce qu'elle considérait comme une architecture démocratique, libérée des obstacles historiques et ornementaux d'une occidentalisation coloniale. » ※